«Le journaliste a des points communs avec le médecin et le policier»


INTERVIEW
  
Cet automne, Darius Rochebin, l’empereur suisse du TJ, fête les 10 ans de «Pardonnez-moi». On souffle les bougies avec lui à l’occasion d’un entretien sur cet art si délicat et percutant qu’est l’interview-portrait, où il excelle.



Quelque 50 000 téléspectateurs chaque dimanche depuis 10 ans aux alentours de 13 h 30 pour «Pardonnez-moi»: Darius Rochebin,45 ans, est l’homme qui sait durer à la RTS. C’est lui qui a eu l’idée en 2002 de lancer un face-à-face où il pourrait disposer de plus de temps qu’au TJ pour approfondir une interview. Pardonnez-nous, cher Darius, de vous soumettre à notre tour à la question.
Quel est le secret d’un bon intervieweur?
C’est une personne libre d’esprit, curieuse de l’autre, qui vise avant tout à faire sortir la vérité du personnage en face de lui. Je ne conçois pas l’interview comme un exercice à charge ou à décharge. Il n’y a pas, comme on le dit dans les écoles de journaliste, d’interview de rupture ou de connivence. La limite entre le «méchant», tout noir, et le gentil, tout blanc, celle entre le héros et le salaud est ténue: on est tous un peu gris dans une zone grise.
Si vous deviez former quelqu’un dans l’art de l’interview, quels conseils lui donneriez-vous?
D’abord de venir sans préjugé. Et de beaucoup se documenter. J’essaie de tout lire, de tout voir sur l’invité. Je consulte beaucoup les vidéos sur YouTube. Ensuite, le journaliste a des points communs avec le policier ou le médecin. Il y a une part d’intuition comme dans une consultation ou un interrogatoire. Vingt-cinq minutes d’émission, c’est un formidable révélateur. On découvre si le personnage a de l’épaisseur.
Avez-vous encore le trac avant de recevoir une personnalité?
Non, mais j’ai toujours peur de la petite erreur qui décrédibilise. Je suis du genre pinailleur. Je peux vérifier dix fois une info ou une date avec mes collègues, de peur de me tromper. Cela dit, en dix ans, on prend de l’aplomb. La première fois que j’ai reçu Gérard Depardieu, j’étais tendu. La seconde fois, j’ai pris un énorme plaisir, c’est un personnage que j’admire, parce que tout est original en lui. Quel bilan tirez-vous de ces dix ans de «Pardonnez-moi»?
En êtes-vous fier?
Ça passe vite, dix ans… Je ne dirai pas que je suis fier. Le journaliste est un simple observateur, il ne faut jamais se prendre pour un acteur de l’actualité. En revanche, je savoure la somme d’expériences et de petits souvenirs accumulés. J’y pense parfois en me couchant. La poigne de Mikhaïl Gorbatchev, une des rencontres qui m’ont le plus marqué. Ou tel ou tel échange musclé avec Pascal Couchepin ou Micheline Calmy-Rey, parmi ceux que j’ai interviewés très souvent.
C’est vrai que vous réinvitez parfois les mêmes, pourquoi?
Parce que ceux qui s’inscrivent dans la durée sont impressionnants! J’avais 20 ans quand Gorbatchev a changé le visage de l’Europe. Au moment où nous avons pris l’ascenseur après «Pardonnez-moi», il y avait un hâle de lumière juste sur sa tête: il m’est apparu figé comme une figure de l’histoire… Prenez aussi Jean Ziegler ou Franz Weber: ils ont rebondi si souvent, il y a une telle énergie qui les anime! Je ne me lasse pas de les recevoir. Ce n’est pas le fruit du hasard s’ils sont encore là. Je découvre chaque fois de nouvelles facettes.
L’obsession de durer? Là, c’est de vous que vous parlez…
Peut-être… Je ne sais pas.
Vous vous voyez donc continuer «Pardonnez-moi» pendant encore dix ans?
J’aime durer. Je suis sensible à la fragilité des choses. Un amour, la santé, une émission: tout peut s’arrêter si abruptement. J’adore les carrières longues et pleines. J’ai adoré inviter Jean d’Ormesson ou Nicolas Hayek. Je me promène souvent dans les cimetières et je scrute les dates sur les pierres tombales pour repérer les vies les plus longues.
Pourquoi vous forcez-vous toujours à être si poli?
Je ne me force pas, je suis comme ça. Je n’aime pas être jugé, alors j’ai beaucoup d’indulgence pour les autres. Je n’apprécie pas les donneurs de leçons: ceux qui s’érigent en juges m’agacent.
Vous ne vous imaginez pas la jouer Ardisson et poser la question «Sucer, c’est tromper»?
J’admire Thierry Ardisson, mais non, je ne le ferai pas. Ce n’est pas le genre de «Pardonnez-moi» qui est tourné sur le plateau du téléjournal et s’inscrit comme le prolongement du TJ. Cela reste de l’information, pas du pur divertissement. Mais il faut savoir rester audacieux. Avec le temps, on risque de devenir peureux, de s’assoupir, il faut toujours résister à ça.
N’avez-vous jamais envie de casser votre image, de le jouer un peu cuir, de vous déboutonner?
Pas vraiment. J’ai été bien éduqué par une mère qui a eu une enfance très dure. Elle venait du quart-monde neuchâtelois. Elle faisait partie des enfants arrachés à leur famille et placés de force dans des fermes, dont on parle beaucoup aujourd’hui. Elle avait été beaucoup violentée. Elle m’a élevé dans une vision assez noire de la vie, tout en étant très aimante. C’est une bonne base de départ pour savoir que tout reste très relatif: les succès et les échecs. 

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